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L'étudiant de Prague et les otages de Saint-Denis
07/05/2001

Il est une fracture qui coupe la France en deux; ni plus profonde que la fracture sociale, ni plus étanche. Simplement plus télégénique: c'est la fracture télé, celle qui sépare la France et le Monde entre ceux qui passent à la télé et ceux qui la regardent. Pour des raisons de commodité nous utiliserons ici le terme de télécommandeurs pour désigner les membres de la première classe et de télécommandés pour ceux de la deuxième.
La règle est simple: ceux qui regardent la télé n'y passent jamais, et ceux qui y passent ne la regardent jamais. Ces deux sous-ensembles ne constituent pas une partition de l'ensemble des Français (en effet, pour d'obscures raisons, il existe encore certains Français qui ne passent pas à la télé sans pour autant la regarder), mais leur intersection est vide. Désespérément.
Cette règle, tacite mais fondamentale, M6 vient de la transgresser: l'émission Loft Story montre en effet des télécommandés, en lieu et place des télécommandeurs. Du coup, chose auparavant inconcevable les télécommandeurs se mettent à regarder la télé (par exemple Jean-Pierre Foucault, grand télécommandeur des croyants, qui voit en l'émission "le degré zéro de la télévision", nous laissant la liberté de choisir le degré que lui-même occupe dans ce médium).
Si l'on tend l'oreille, on entend très distinctement les motivations de ces 11 télécommandés, les otages de Saint-Denis. Il est étrange de parler de motivations des otages, on utilise normalement ce terme pour les ravisseurs. Mais c'est qu'ici, les otages sont volontaires. Ils ne sauraient donc se satisfaire d'une simple libération au bout de leur captivité.
On les entend souvent dire, qu'ils font cela pour "changer leur quotidien", comprenez: "être célèbre".
Car de la règle fondamentale citée plus haut, découle un comportement largement répandu chez les télécommandés: ils sont fascinés par les télécommandeurs, et pensent que s'ils arrivent à franchir la barrière de verre qui les en sépare, ils pourront enfin "changer leur quotidien". Il faut dire qu'un tel comportement est largement encouragé par les télécommandeurs eux-mêmes, car c'est de là qu'ils tirent le prestige de leur caste.
Mais si les otages ont des motivations, les preneurs d'otages eux aussi exigent une rançon. C'est une espèce de pacte avec le Diable qu'ont signé les otages de Saint-Denis. Ils vendent leur âme en échange de l'amour de la gloire et de la beauté. Il est une forme de pacte diabolique qui correspond bien à la situation: l'exemple de "l'Etudiant de Prague", film muet des années 1930 souvent cité par Baudrillard. C'est l'histoire d'un étudiant pauvre et ambitieux qui vend son image dans le miroir au Diable, en échange d'un monceau d'or. Evidemment, son image après avoir été détachée du miroir par le Diable est remise en circulation par celui-ci, menant sa propre vie parallèle, et phagocytant au fur et à mesure l'existence de l'étudiant.
Les onze jeunes de Loft Story ont mis leur image entre les mains des producteurs de l'émission. M6, honore sa part du contrat, et en fait des stars, mais, tout à leur excitation ils se sont peu souciés de ce que la chaîne ferait de leur image. Sélectionnées, montées, scénarisées, les images filmées dans le loft échappent désormais à ceux qui ne sont plus que des personnages, manipulés par les producteurs, au gré des nécessités d'une trame narrative idéalement télévisuelle.
J'appréhende donc le jour où, à l'instar de l'étudiant de Prague rencontrant par hasard son image dans la rue, les otages de Saint-Denis, enfin libérés, rencontreront leur image médiatique. En espérant sincèrement, qu'ils parviendront à vivre avec.
L'étudiant de Prague lui, a tenté de se débarrasser de son double, de son image. Mais si en tirant sur ce double, il parvient à le faire disparaître, c'est finalement lui qui s'écroule, mortellement blessé.

Tarday M. Itapoa
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