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glou glou

Des biscuits et des hommes
06/04/2001

Jeudi midi, comme d'habitude, je m'ennuyais ostensiblement sur l'une des chaises du jardin du Luxembourg, en mangeant des Pépito. Cet étrange lieu regorge de touristes kodakophiles mais aussi d'étudiants sorbonnards, khâgneux ou taupins qui font tous semblant de travailler; on n'y est donc jamais assuré de ne pas passer pour un membre de l'une ou l'autre de ces catégories. Ce qui est un risque non négligeable pour ce trait de caractère qui est mien: un goût démesuré pour l'indépendance. Un peu comme Serge July. Un peu.
Mais une longue expérience de l'endroit m'avait appris à adopter une posture interlope et le regard en coin des passants qui passaient me laissaient penser qu'ils me prenaient tous pour un moins que rien. Ce qui est un moindre mal.
J'y étais depuis une heure déjà, réfléchissant discrètement à la vacuité du vide, lorsqu'un gamin planta son mètre zéro deux devant moi, me forçant à penser à quelque chose. Evidemment, le sujet de conversation était tout trouvé et je lui lançai un sympathique et néanmoins hostile "kesta, gamin?".
Il ne répondit pas mais son regard fébrile fixé sur mon paquet de Pépito me laissa penser que ses intentions étaient à la fois pacifiques et intéressées:
- Tu veux ptèt un Pepito? lui dis-je en prenant le ton condescendant des adultes qui parlent à des moins adultes qu'eux.
- Ben... mon papa... ... ...
- Quoi? Ton papa t'a dit de pas parler aux gens que tu connais pas? Et de pas accepter s'ils t'offrent des bonbons.
- ...
- ...
- Non. Mon papa, il a dit que les Pépito c'est des Lu, et les Lu c'est Danone. Et Danone c'est des méchants.
J'en crachai des miettes de surprise. Enfin... de biscuits. De surprise.
Mais déjà, le père du gamin -sans doute ex-gamin lui-même- nous avait rejoint. Il était déguisé en père de famille parisien en congé, et il me dit, avec un léger accent consommateur:
- Non mais vous n'avez pas honte de manger ça? En public en plus!!
- Euh, non ... pourquoi?
- Comment ça pourquoi? Vous n'avez pas la télé ou quoi?
- Ben... non...
- Ah! Je vois, môssieur est un original! Môssieur n'a pas la télé!!
- ...
Et puis, à son fils:
- Viens Djak, allons nous-en!
- Mais le monsieur il mange des Pépito... c'est pas bien...
- Non, c'est très mal. Viens!
- Mais il faut lui dire, papa...

Evidemment, cet esclandre avait fait sauter mon camouflage et déjà quelques personnes s'étaient agglutinées autour de nous, avec l'air menaçant de ceux qui veulent à tout prix faire votre bonheur.
Une femme lança:
- Vous n'êtes pas au courant? C'est le boycott de Danone!!!
- Ah bon? Dis-je, et pourquoi?
- A cause des licenciements...
- ... le plan social...
- ... quels salauds tout de même...
- Ah oui ... une vraie honte...
-... c'est comme cette histoire de Marks et Spencer là ...
- ... ne m'en parlez pas ... un vrai scandale!!
Le brouhaha cessa aussi brutalement qu'il avait commencé et ils me regardaient tous maintenant, attendant ma réaction. Celle-ci dut les décevoir car ils s'exclamèrent en choeur: "Oh".
J'avais, sans faire exprès, porté un autre Pépito à ma bouche.
Un jeune homme, l'air jeune, sortit de la foule qui maintenant m'encerclait, s'approcha et me dit, sérieux:
- Je suis étudiant à la Sorbonne, vous n'avez pas l'air de comprendre.
- En effet je ...
- Danone a décidé de lancer un plan de restructuration comprenant la fermeture de deux usines en France et la suppression de 600 emplois.
- Ce doit-être difficile pour ces gens... mais je ne vois pas le rapport avec mes Pepito...
Et là de nouveau. En choeur: "Oh!!".
- Eh bien, me dit l'étudiant, c'est un scandale, c'est une entreprise largement bénéficiaire... il faut boycotter pour protester...
- ...
A ce moment un homme en costume noir s'approcha, l'air louche.
- Bonjour, messieurs-dames, dit-il à la ronde, je me présente: Jack-Noel Lionel, sénateur de gôche, je me promenais dans les jardins lorsque j'ai vu votre petite réunion.
Et puis il se tourna vers moi.
- Ce monsieur ne semble pas comprendre. Moi, je viens tout juste de signer une pétition officielle appelant au boycott de Danone!
La foule applaudit. A tout rompre.
- Mais c'est naturel... je m'appelle Jack-Noel Lionel... Nous devons montrer à ces soi-disant maîtres du monde qui sont les vrais maîtres dans une démocratie.
Il me regardait. Je m'abstins de rire.
- Vous comprenez monsieur, il s'agit là d'un débat citoyen crucial pour l'avenir. Nous devons boycotter les marques: 1664, Activ' , Belin, Blédina, Cracotte, Danone, Evian, Force 4, Galbani, Gallia, Gervais, Gold, Heudebert, Kanterbrau, Kronenbourg, Lu, Minute Maid, Phosphatine, Salvetat, Taillefine, Talians, Tourtel, Volvic, X-Cider...
- ... Bravo !!
- ... tu as vu il les connait par coeur... quel pro!
- .. ouais ... j'ai un copain aussi qui les connait par coeur...
Le brouhaha avait repris...
Je tentai une question:
- Excusez-moi, Monsieur Lionel, vous êtes communiste?
- Ah non! Je suis socialiste monsieur. Et fier.
- Oui, d'accord. Mais vous êtes contre le capitalisme alors?
- Je suis contre le capitalisme financier, qui place les électeurs... je veux dire les consommateurs... enfin... comment dit-on déjà ... les hommes ... oui ... qui place les hommes aprés l'économie.
- Vous êtes donc pour le capitalisme alors?
- Il n'y a pas à être pour ou contre, monsieur, le capitalisme existe, nous devons faire avec.
Un frisson parcourut la foule.
- ... enfin... nous devons l'aménager afin de faire partager au plus grand nombre les fruits de la croissance.
Soulagement dans l'assistance.
Et puis, encore une fois. En choeur: "Oh!!!"
J'avais encore croqué dans un Pepito...
- Mais vous ne comprenez donc pas, monsieur, il faut boycotter!!
- C'est des conneries, dis-je, doucement, mais pas trop.
- Quoi? Mais vous êtes fous? C'est un fou! Un hérétique!
- C'est des conneries. Et si ça marchait votre boycott?
- Eh bien, si ça marche, ça mettra Danone à genoux.
- ... hibou, caillou, bijou, Riboud... , dit un facétieux quelconque déclenchant l'hilarité générale.
- Mon collègue Pelochon a d'ailleurs réussi à retarder les travaux d'un centre de recherche de plus de 600 chercheurs construit par Danone, dans sa région... c'est un grand pas.
- Ouais... 600 de plus, dis-je en mâchant mon Pepito. Bien joué.
Mais ils n'écoutaient plus, ils s'éloignaient déjà. J'entendis vaguement:
- laisse tomber, c'est un fou..
- ... moi, tout de suite, je vais faire mes courses chez Marks et Spencer pour soutenir les employés, tu m'accompagnes?
Ou encore:
- ... je peux avoir une dédicace monsieur Lionel s'il vous plait...

Et puis, je songeai. Je songeai aux milliers d'employés de Danone en France, en Europe, et dans le monde. Beaucoup d'ouvriers, fabriquant des yaourts, des biscuits, de la bière... Des hommes. Des femmes. Et je les vis, chez eux. Avec leur famille. Et leurs placards. Et leurs frigos. Sans doute pleins de produits Danone. Sans doute.
Car il faut bien vivre.

Tarday M. Itapoa
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