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Vers la République Canada Dry
20/09/2000

Alors qu’on est en train de livrer clés en mains la Corse aux mafieux, il n’est pas inutile de revenir sur l’idée même de République. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour s’apercevoir qu’elle est aujourd’hui menacée. Comme minée de l’intérieur. Oh, ce n’est pas qu’on l’oublie : dans les discours, elle n’a jamais été aussi présente. Mais de plus en plus vidée de son contenu, au point que son invocation relève de plus en plus du marketing publicitaire, de l’effet de mode, du moyen de s’acheter un brevet de bonne conduite politique. De Hue à Pasqua en passant par Lang et Jospin : tous républicains ! Voilà un unanimisme bien suspect : on se réclame d’autant plus de l’idéal républicain que l’on a oublié que " la république est le régime qui a en vue l’intérêt général et où l’autorité s’exerce sur des hommes libres et égaux par des lois. " (Aristote). C’est-à-dire un régime reposant sur la loi (le fameux ordre républicain), la prise en compte du bien commun (l’intérêt général) et l’égalité des citoyens.

Car enfin, que constate-t-on ? La loi commune n’est plus respectée : d’un côté, des milliardaires comme François Pinault échappent à l’impôt sur la fortune ; de l’autre, la police avoue son impuissance à élucider plus de 10% des affaires de vols. D’un côté, des médecins sont menacés dans l’exercice légal de l’avortement ; de l’autre, des passe-droit sont accordés pour pouvoir scolariser son enfant dans la meilleure école. D’un côté, des paysans brûlent les préfectures et des chasseurs s’attaquent au bureau d’un ministre sans être inquiétés ; de l’autre, on négocie avec des mafieux en Corse. D’un côté, des hauts fonctionnaires pantouflent dans le secteur privé au mépris des règles de déontologie les plus élémentaires ; de l’autre, des hommes politiques bénéficient de non lieu ou de protection politique. Chaque jour, le monde de la règle collective est remis en cause par tous et chacun s’arroge ainsi le droit de désobéir aux lois qui ne lui conviennent pas, avec d’autant plus bonne conscience que l’exemple vient d’en haut, des élites qui nous gouvernent. Or, si la république donne des droits aux individus, elle exige d’eux en retour certains devoirs : le premier d’entre eux étant bien sûr le respect des lois, sans lequel les droits accordés aux citoyens sont vidés de leur substance. Il existe des cas où la désobéissance civique est légitime mais on ne me fera pas croire que Pinault, l’entrepreneur milliardaire ami de Chirac, ou Saint-Josse, l’inculte équipé d’un fusil de chasse, sont les nouvelles Antigones de ce siècle finissant. Loin d’être des résistants à un ordre injuste, ils offrent plutôt le reflet de cette mentalité d’épicier mesquin et borné, incapable de voir plus loin que l’horizon de son tiroir-caisse, et qu’on nous fait pourtant passer pour l’archétype du Français débrouillard plein de bon sens. Leurs comportements participent bien plutôt de cette mosaïque de groupes de pression où le grand air de la liberté pour tous vient habiller la loi du plus fort, et où la recherche du bien commun cède rapidement le pas aux intérêts égoïstes. A ce jeu où chacun s’évertue à piétiner la loi avec plus de vigueur que le voisin, tout le monde a à y perdre. Et les petits, les sans grade, plus que tout autre. Lacordaire ne disait pas autre chose quand il écrivait en 1791 qu’entre le riche et le pauvre, c’est la liberté qui asservit et la loi qui protège.

Crise sociale, chômage et exclusion sont sans doute responsables de la remise en cause de l’ordre républicain. Dans un monde où les situations sont devenues précaires, il est facile d’expliquer le comportement du " chacun pour soi ". Mais ne nous leurrons pas. Cette crise sociale est avant tout une crise intellectuelle : l’Etat social, éducateur, pénal abandonne ses missions au marché et abdique toute ambition politique pour se contenter de gérer les intérêts corporatistes. On comprend mieux alors la déprime des fonctionnaires (démission de professeurs, suicide de policiers, lassitude des travailleurs sociaux), et le pantouflage des énarques. C’est que nos élites ne croient plus en la République depuis qu’elles lui préfèrent le balladuro-trostskysme, cet " enfant monstrueux né des noces du gauchisme des années 70 et du libéralisme économique des années 80 " , dont le dénominateur commun est la haine du pouvoir, de l’Etat et des institutions, quelles qu’elles soient. C’est le triomphe de la pensée 68, qui en dénonçant les abus du pouvoir, en est venue à contester le pouvoir tout court. Rien ne saurait désormais limiter le primat du désir individuel, l’égoïsme consumériste, l’autonomie sans référent de l’individu : surtout pas l’ordre républicain, rapidement assimilé à l’ordre moral. L’institution n’est plus alors perçue comme protectrice des libertés et créatrices de droits pour tous : elle fait désormais violence à l’individu dont elle opprime la nature. Et voilà pourquoi les maîtres sont contestés jusque dans leurs classes, voilà pourquoi on n’hésite plus aujourd’hui à caillasser les bus de la RATP ou les voitures des pompiers, en toute impunité. Qu’on y prenne garde cependant : le rejet des règles collectives mine insidieusement l’ensemble du corps social et le transforme peu à peu en un mol agrégat d’individus atomisés, ignorants de l’intérêt général et du bien commun. Et quand le lien social subsiste , ce n’est plus en vertu d’un projet volontaire ou d’un choix rationnel (la république), mais en fonction de l’intérêt (la corporation) ou de l’instinct (le groupe, le clan, la tribu, la religion).

Car au fur et à mesure que les lois communes sont considérées comme des chiffons de papier, on s’ingénue à encourager les lois particulières, établies sur-mesure pour satisfaire telle ou telle revendication identitaire ou corporatiste. Or, Alain notait qu’il n’y a plus de droits de l’homme quand le maçon pense le droit du maçon et l’électricien le droit de l’électricien. Il n’y a plus alors que des intérêts particuliers ou locaux, que chaque groupe est prêt à brandir contre l’autre. C’est bien ce spectacle que la presse nous sert tous les jours. Aujourd’hui, ce sont les Corses qui entendent faire la loi (au sens propre !) chez eux pour permettre aux promoteurs mafieux de s’enrichir en bétonnant le littoral. Ce sont les Noirs qui demandent l’instauration de quotas à la télévision pour que leur couleur de peau y soit mieux représentée. Ce sont les beurs pour lesquels on demande une plus grande place au sein de la police nationale. Demain, si rien n’est fait, nul doute que les obèses réclameront eux aussi d’être représentés à l’Assemblée nationale tandis que les Africains revendiqueront pour eux le droit d’être polygames. Fantasmes ? aux Etats-Unis, on met déjà en place des écoles réservées aux gays tandis que les obèses se battent pour un meilleur traitement de leur image à la télévision. Au nom du respect des droits des minorités et de la tolérance, bien sûr.

Bref, un peu partout, la République recule. Sous la bénédiction de sociologues patentés qui vantent les vertus d’une France devenue multiculturelle, où pourront s’épanouir les diversités, les différences, les identités plurielles. On nous affirme que la société française a changé et que la république doit désormais répondre aux " nouvelles demandes sociales " (Wiewiorka). Nous serions entrés dans une " société de la divergence " (Touraine), dominées par des forces centrifuges que la république, malgré son universalisme abstrait, ne pourrait plus intégrer. En étouffant les différences, la République, qui désormais se voit accoler systématiquement l’épithète jacobine, traiterait les citoyens comme des petits pois dans une boîte de conserve, là où il faudrait au contraire laisser s’exprimer la diversité. Dès lors, puisque le citoyen, cette abstraction détestée des sociologues, est mort, il faudrait laisser la place aux tribus, aux communautés, aux groupes.

On comprend que les sociologues préfèrent le multiculturalisme à la République. C’est qu’ils ont toujours eu un faible pour les tribus, les communautés naturelles de petite taille, qui font de merveilleux sujets d’étude, bien meilleurs que les communautés abstraites et universelles. Ils partagent d’ailleurs cette passion de la tribu avec les TF1 et les Vivendi, pour qui chaque communauté est une part de marché en puissance. Cependant, nos sociologues feraient bien d’y regarder à deux fois. Plutôt que de feindre de croire que la république française est un concept dépassé à ranger au rang des survivances quasi-gothiques, ils devraient ouvrir grand les yeux sur la réalité anglo-saxonne. Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, on reconnaît formellement les différentes communautés, à qui l’on octroie des droits propres. Pour quels résultats ? des sociétés cloisonnées, où chacun fuit l’Autre, celui qui est différent, pour se mettre à la recherche de son Semblable avec lequel on vivra dans le même quartier, on regardera la même chaîne de télévision communautaire tout en pratiquant la même religion. La quête de l’identité se confond alors avec la recherche de l’identique. Sous le masque d’un multiculturalisme présenté comme bucolique, fraternel et tolérant, que voit-on ? une juxtaposition de micro-sociétés fondées sur la religion, le genre, l’ethnie, les préférences sexuelles. Micro-sociétés qui au mieux s’ignorent et souvent se détestent. Micro-sociétés qui fonctionnent comme des ghettos. D’un côté, tous les Bretons ethnicisés par TV Breizh ; de l’autre, tous les Corses copulant uniquement entre eux : est-ce vraiment cela que l’on veut ?

Le danger est bien là. Pourquoi ? parce que la proclamation publique d’une différence suppose qu’on se revendique d’un groupe qui exige une adhésion totale, presque fusionnelle. L’individu qui y cherche une identité de consolation se voit alors nier dans sa singularité, et malheur à celui qui oserait au sein du groupe faire valoir sa petite musique : c’est que la communauté ne supporte guère la dissidence. Le multiculturalisme apparaît alors comme un holisme identitaire qui dissout la personnalité de l’individu dans un conformisme plus contraignant que ceux de jadis. De même qu’autrefois l’ouvrier ne pouvait prendre la parole qu’en tant qu’ouvrier, l’homosexuel, le musulman, le beur, bientôt le corse, se verront nier toute qualité personnelle autre que leur appartenance sexuelle, religieuse ou ethnique. Ils n’existeront qu’en tant que membre d’un groupe, d’une tribu, d’une communauté. L’hymne à la société multiculturelle n’est alors finalement rien d’autre que la sacralisation des droits du groupe sur l’individu : bref, le retour d’un certain ordre moral. Alain ne dit pas autre chose quand il écrit : " le moteur du progrès a dû être dans quelque révolte de l’individu, dans quelque libre penseur qui fut sans doute brûlé. Or la société est toujours puissante et toujours aveugle. Elle produit toujours la guerre, l’esclavage, la superstition, par son mécanisme propre. Et c’est toujours dans l’individu que l’Humanité se retrouve, toujours dans la société que la barbarie se retrouve ". Propos éclairant, quand on sait que ce qu’Alain entend par société, c’est l’association non volontaire qui étouffe la conscience autonome sous les déterminismes identitaires.

L’idée selon laquelle les différences seraient niées dans la république, au point que le multiculturalisme serait devenu incontournable, est un grave contresens. La république est justement le cadre politique qui permet aux individus de vivre librement leurs appartenances privées, leurs différences privées. C’est même sans doute ce qui fait sa force et sa légitimité. Car la république se fonde sur l’idée que tous les hommes sont égaux en dignité et qu’ils doivent être traités juridiquement et politiquement de façon égale. C’est parce que dans la sphère publique tout le monde est traité de la même façon, qu’il soit obèse, blond, auvergnat, myopathe, musulman ou amateur de techno, que la république peut ainsi faire vivre ensemble des populations dont les références historiques, les religions, les conditions de vie sont différentes. D’une certaine façon, les sociologues ne font qu’énoncer une évidence : toute société est multiculturelle. L’erreur est cependant d’ériger ces différences d’ordre privé en réalité politique, en leur conférant des droits publics. La république n’a pas à reconnaître publiquement ces différences qui doivent rester du domaine privé. Personne n’empêche aujourd’hui quelqu’un d’être catholique ou bouddhiste. Mais qu’il n’attende pas de la république qu’elle reconnaisse des droits particuliers aux catholiques et aux bouddhistes. De même, tout le monde est libre d’apprendre le swahili, le finlandais ou le corse. Mais la république se trahirait si elle rendait son usage obligatoire sur une partie de son territoire. Dans ce monde du faux, de l’ersatz, du génétiquement modifié, on aurait ainsi inventé une République " Canada dry ". Marque déposée, bien sûr.

Vandale
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