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Rapid'Artist' - 2nde partie.





glou glou

Rapid'Artist' - 1ère partie.
08/01/2001

En deux mille quarante-quatre, les hommes se sont mis à acheter des kits Rapid’Artist’ qui leur ont permis d’accéder au statut d’artiste assez rapidement. Tous les hommes étaient des artistes, c’est-à-dire que pas un d’entre eux ne l’était.

Georges est rentré en possession d’un de ces kits le huit janvier deux mille quarante-cinq. Auparavant, il s’était ingénié à éviter un tel achat, croyant parvenir à devenir artiste par ses propres moyens. Il avait pratiqué le saxophone assidûment durant des années. Il avait toujours eu en tête le son du Sonny Rollins de « Saxophone Colossus », celui qui avait déclenché ses premiers émois musicaux. Le son large, chaud, crépitant, du grand Sonny, voilà ce qu’il avait toujours voulu être. Entendons nous bien : il souhaitait être ce son, se réaliser à travers lui ; mais en aucun cas l’imiter. Georges n’avait d’ailleurs jamais particulièrement aimé les imitateurs. Pourtant, cela faisait plusieurs années que les imitateurs avaient accédé au statut d’artiste. Ç’avait été le premier pas vers Rapid’Artist.

Georges s’était mis à pratiquer le saxophone à un âge tardif. Abandonnant les projets que père et mère avaient fomenté pour lui, à moins que ce ne soit le contraire, il avait formulé ce rêve fou : devenir le son de Rollins. Bien vite, cependant, l’évidence s’était imposé à lui. Personne ne voudrait de lui parmi les jazzmen, pour la simple et bonne raison qu’il imitait mal. En son temps, un imitateur génial du nom de Roshua Jedman à qui personne, voilà encore quarante ans, n’aurait songé à donner le nom d’artiste, était parvenu à se faire accepter dans le milieu du jazz – musique disparue avec le XXème siècle – à force d’obstination. Il faut dire qu’en plus d’une maîtrise exceptionnelle de toutes les ficelles de l’instrument coudé, le jeune Roshua était nanti d’un diplôme d’une des plus prestigieuses universités américaines. Son jeu était cependant composé d’un grand nombre de « plans », collés les uns à la suite des autres, sans qu’aucun d’entre eux ne lui appartienne véritablement. Le tout formait des amalgames de solos, un patchwork inégal de phrases longtemps rabâchées dont la plupart, dénués de la plus petite parcelle de cohérence, étaient vides de sens.

Georges avait souhaité devenir le son de Sonny Rollins pour inventer un style tout à fait original – adjectif disparu des langages dès 2020, des dictionnaires en 2046 – bien loin des poncifs éculés de la virtuosité, du piège desquels seuls quelques rares génies étaient parvenus à se dépêtrer, qui avaient pour nom John William Coltrane, Earl Bud Powell ou encore Jean-Michel Pilc.Georges avait songé à Rollins bien sûr, dans ses périodes calmes dont « Saxophone Clossus » était un des plus brillants exemples, mais aussi à Monk. Puis il y avait eu un choc : Miles Davis égrenant les accords de piano sur « Sid’s Ahead » en 1958, époque riche en créateurs autant que pauvre en imitateurs, tendance qui s’était bien sûr inversée quelques décennies plus tard. Cette idée un peu étrange avait alors germé dans son crâne bouillonnant : il devait être possible de créer, d’innover, de révolutionner – mots réservés au vocabulaire marketing et commercial dès 2023 – avec un maigre matériau de base. Partant, il s’était ingénié à former des sons originaux à partir de peu de notes, les seules que sa technique tardive lui permettait. Puis il y avait eu le rejet.

Personne, dans le milieu du jazz, ne voulait de lui. C’est qu’il ne songeait pas à jouer comme tout le monde, comme ceux des écoles. Assez découragé, Georges avait bu un peu plus que de coutume un certain soir, suite à quoi quelques pensées désagréables s’étaient bousculées dans son crâne malade. Dont celle bien évidente que personne n’aurait accepté Miles et ses accords basiques – responsables, selon lui, de la magnificence de « Sid’s Ahead » - si ce n’avait été Miles. Qui avait joué à 300 à la noire aux côtés de Charlie Parker. Qui maîtrisait parfaitement la trompette.

L-F Ostrup
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