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Pour Henri Lange, mort à 20 ans le 10 septembre 1918
11/11/2000


"Des cadavres allemands, ici, sur le bord de la route, là dans les ravins et les champs, des cadavres noirâtres, verdâtres, décomposés, autour desquels, sous le soleil de septembre, bourdonnent des essaims de mouches ; des cadavres d'hommes qui ont gardé des poses étranges, les genoux pliés en l'air ou le bras appuyé au talus de la tranchée ; des cadavres de chevaux, plus douloureux encore que des cadavres d'hommes, avec les entrailles répandues sur le sol ; des cadavres qu'on recouvre de chaux ou de paille, de terre ou de sable, et qu'on calcine ou qu'on enterre. Une odeur effroyable, une odeur de charnier, monte de toute cette pourriture. Elle nous prend à la gorge et pendant 4 heures ne nous abandonnera pas." René Jacob, boulanger, père de trois enfants, mourra un an plus tard, à Verdun en 1916.

Il y a à peine un siècle - c'est peu et ça nous semble pourtant lointain- des hommes de 20 ans, comme René Jacob, ont fait le sacrifice de leur vie, ici, à Verdun, Craonne ou Meaux. Ils sont morts au cours d'une guerre imbécile, déclenchée par l'assassinat d'un archiduc qu'on aurait pu croire échappé d'un album de Tintin, guerre qui n'avait pour enjeu que quelques arpents de terre, et quelques intérêts économiques. Partis la fleur au fusil pour une épopée qui s'annonçait brève, nos jeunes poilus ont rapidement déchanté pour découvrir 4 ans durant la boue des tranchées et leurs rats qui vous courent dessus, le sifflement des obus qui déchiquètent, l'attente angoissante de l'ennemi qu'on ne voit jamais. La revanche n' a pas été triomphale et romantique, comme le prophétisaient manuels et discours : elle fut au contraire effroi, boucherie et désolation. "Que d'horribles blessures : l'un a le poumon qui sort et il ne se plaint pas, l'autre a des débris de cerveau sur son cou et sur ses épaules et il veut marcher." "Il y a beaucoup de poilus qui se font évacuer pour pieds gelés. Quant aux miens, ils ne veulent pas geler malheureusement car je voudrai bien une évacuation aussi."

Evoquer aujourd'hui la guerre 14-18, c'est entrer dans un univers qui nous paraît étranger, c'est visiter un musée dont on met du temps à comprendre qu'il est peuplé des âmes de nos arrière-grands-parents. C'est que la guerre est une réalité qui nous est devenue abstraite : ce ne sont plus pour la plupart d'entre nous que des images lointaines et irréelles de journal télévisé, des scénarios de cinéma ou des jeux vidéos. C'est toujours ailleurs, dans des lieux improbables, que les tragédies se jouent désormais. Et chez nous, aujourd'hui, la mort se résume à l'accident de voiture, à la maladie ou à la fatalité. C'est en cela que notre époque est douce, tellement douce même que l'idée qu'une guerre puisse éclater ici et maintenant nous paraît inconcevable. Absurde. La guerre n'est plus une hypothèse que l'on discute, un possible qu'il faudrait empêcher : elle est rabaissée au rang de vestige d'un passé habillé en folklore. Les mémoires traumatisées par l'Occupation meurent dans l'oubli et les villes rasées par les bombardements ont été reconstruites. Les cicatrices des guerres passées s'effacent, la guerre semble rejoindre définitivement les placards du passé, et c'est tant mieux.

Sauf que les ombres des poilus viennent chaque année nous hanter le 11 novembre et tentent de nous détourner de la tyrannie du présent : "Nous étions 2 millions et nous sommes morts à 20 ans, ne nous oubliez pas" , semblent-ils nous murmurer. Prière vaine, quand aujourd'hui le sens de cette journée du souvenir se perd, quand elle se réduit à n'être qu'un jour de repos supplémentaire d'où le souvenir est exclu, quand les magasins ouvrent et que le commerce reprend ses droits. Le tri sélectif de la mémoire accomplit son œuvre implacable et arrivera un temps où on oubliera la signification du 11 novembre : l'homme est ainsi fait. Comme le constate Alain Finkielkraut : "Nul besoin de prêcher l'oubli aux hommes : il leur suffit de se laisser faire et de céder aux sollicitations de l'actuel, c'est-à-dire à la loi du plus fort. Oublier, c'est obéir ; oublier, c'est suivre le mouvement".

Et pourtant... Les Dieux avaient donné à Achille le choix entre une vie héroïque et brève et une vie sans éclat et longue. Achille avait finalement choisi la vie brève et héroïque, et son nom est resté encore aujourd'hui vivant dans la mémoire des hommes. Il est mort jeune mais, en compensation, il est resté dans nos mémoires. Nous sommes finalement plus injustes que les Dieux. Nos poilus de 14-18, morts à 20 ou 25 ans, ont eux aussi été héroïques, sans qu'on leur ait d'ailleurs laissé le choix d'une autre vie. Ils mériteraient bien eux aussi une place durable dans nos mémoires. Qu'on s'arrête ne serait-ce que 5 minutes de s'agiter, de consommer, de produire, pour se rappeler qu'ils furent deux millions à se sacrifier, deux millions à mourir sur le champ de bataille et 4 à revenir blessés ou mutilés, deux millions à laisser enfouis dans la boue à 20 ans leurs rêves d'une petite vie peinarde et tranquille.

Il est vrai que les défunts ne parlent plus et que dans notre monde de la communication qui s'enivre d'un présent auto-célébré, c'est un handicap certain. J'aimerais dédier cette page au souvenir de ceux que je n'ai pas connus : Henri Lange, mort à 20 ans le 10 septembre 1918, Henri Jacquelin, mort à 34 ans le 26 septembre 1918, Léon Hugon mort à 25 ans le 22 septembre 1914...


Vandale
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