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L'ère du kitsch
05/11/2000

Notre époque est celle de la standardisation : on produit en masse, on répond à la demande, on offre les produits sur la base de l'idée que l'on se fait des goûts du public, on uniformise, on rationalise, on formate. Et même si les techniques actuelles de production permettent de produire des séries plus petites pour s'adapter aux différents segments du marché, ce n'est qu'un leurre auquel on se laisse prendre bien naïvement : car au fond, le produit reste le même, seuls l'emballage et la couleur changent. Et ce qui est vrai pour les aspirateurs, les téléphones portables ou les automobiles s'applique également à la littérature. Promenez-vous dans une librairie : le choix est en apparence énorme, plus de 300 nouveautés rien que pour la dernière rentrée littéraire. Prenez un livre au hasard et parcourez-le : rapidement montera en vous un relatif ennui. Non que ce soit mauvais, même si ce n'est pas très bon. Simplement, vous aurez un sentiment de déjà lu. Avec un peu de chance, vous serez tombé sur un trésor - il y en a encore- mais la plupart du temps, vous éprouverez ce sentiment de déjà-lu.

C'est qu'aujourd'hui les romans n'échappent pas à la loi du marché ; on ne voit d'ailleurs pas pourquoi ils y échapperaient, puisque tout a désormais vocation à devenir marchandise. Les romans ne sont plus que des produits manufacturés, conçus à partir de recettes commerciales éprouvées, pour susciter des émotions sur commande. La charcuterie est devenue industrielle pour nécessité de rentabilité ; la littérature suivra le même destin, en appliquant les mêmes méthodes : réduction des délais, augmentation des cadences, standardisation des formes. Au mieux, on trouvera de pâles imitations, plus ou moins réussies, des romans d'hier. Au pire, on obtiendra les best sellers sortis tout droit des chaînes de montage. Entre les deux, des productions littéraires où l'on se contente d'observer son nombril sans dérision, sans métaphore, sans distance... L'ambiguïté a disparu, seules demeurent des thèses simplistes : une seule grille de lecture possible, une seule idée, un seul thème écrit dans une langue factice, et tout ça étalé sur 200 ou 400 pages, c'est selon. Plus les ficelles seront grosses et plus le lecteur s'y retrouvera. Le roman devient un peu comme nos jardins à la française, sans surprise, dont le dessin, apparent, ne serait composé que d'arbres souffreteux en plastique, tous issus des mêmes essences. Bref, un paysage ni laid ni beau, mais inodore et monochrome. Et quand le roman subsiste, il n'est plus lu, le public lui préférant le confort des sitcoms télés. Ou il n'est plus respecté, depuis qu'on charcute et qu'on désosse la Chartreuse de Parme pour en faire un résumé que nos enfants lisent à l'école.

Et alors, me direz-vous ? Le roman disparaît, mais l'Histoire continue... Pas si sûr, hélas. L'Europe a inventé le roman en même temps que la modernité. C'est-à-dire le doute, l'interrogation, l'ambiguïté, bref toute une palette d'approches diverses du monde, aussi éloignées que possible des vérités révélées. On peut cerner la datation de ces événements fondateurs autour du 16ème siècle, avec Rabelais et Cervantès. Au moment même où l'individu émerge, où il conquiert son autonomie de pensée et de jugement face à l'Eglise, aux conventions sociales, aux traditions en tout genre, apparaît le roman. Rien de fortuit dans cette coïncidence : car le roman n'est rien d'autre qu'une tentative d'écriture laïque s'affranchissant des Ecritures. Un roman, c'est toujours une écriture dissidente, une prose hérétique, un discours non conformiste : à la Vérité unique du Dogme, le romancier oppose ses vérités partielles, contradictoires, incertaines. Entrer dans un roman, c'est finalement accepter de quitter le confort du royaume des certitudes, dans lequel le Bien se distingue aisément du Mal, pour entrer dans la zone grise, celle où les héros sont aussi des salauds. C'est renoncer au tribunal des préjugés pour tenter de comprendre la complexité humaine. C'est s'interdire de juger Emma Bovary, Bardamu ou le Bruno des Particules élémentaires et pénétrer pour quelques heures dans la peau d'un autre.

Le roman est donc indissociable de notre modernité : il fait corps avec notre autonomie de pensée et d'action. Toute l'Histoire depuis le 16ème siècle pourrait être résumée comme la lente affirmation de l'individu contre les normes imposées par le village, la famille, la corporation, le pouvoir féodal puis étatique, l'Eglise. Le roman ne dit pas autre chose : de même que les individus dans nos sociétés modernes conquièrent leur liberté en luttant contre les déterminismes, les personnages d'un roman sont libres d'agir et échappent toujours à l'intention initiale du romancier. Emma Bovary, c'est un peu chacun d'entre nous, c'est ce que chacun d'entre nous met en elle, et c'est bien plus que ce qu'en imaginait Flaubert. De même, un roman prend toujours des libertés avec le réel : et cette invention propre au roman est un peu le miroir de la possibilité que nous avons d'inventer nos vies.

Or, il semble que la parenthèse ouverte par le roman se referme. On pourrait se contenter de hausser les épaules et d'allumer la télé avant d'aller sortir le chien. Le roman est en train de mourir, et alors ? la belle affaire ! Et pourtant... avec la mort du roman , c'est peut-être notre modernité qui disparaît. Si le roman a été contemporain de notre conquête de l'autonomie, sa disparition pourrait bien signer notre soumission aux conformismes ambiants.

Kundera a écrit quelque part (L'art du roman, Folio, 1986) que notre époque était celle du kitsch, c'est-à-dire de "l'attitude de celui qui veut plaire à tout prix et au plus grand nombre. Pour plaire, il faut confirmer ce que tout le monde veut entendre, être au service des idées reçues. Le kitsch, c'est la traduction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et de l'émotion. Il nous arrache des larmes d'attendrissement sur nous-mêmes, sur les banalités que nous pensons et sentons. Vu la nécessité impérative de plaire et de gagner l'attention du plus grand nombre, l'esthétique des mass media est inévitablement celle du kitsch ; et au fur et à mesure que les mass media embrassent et infiltrent toute notre vie, le kitsch devient notre esthétique et notre morale quotidiennes. Jusqu'à une époque récente, le modernisme signifiait une révolte non-conformiste contre les idées reçues et le kitsch. Aujourd'hui, la modernité se confond avec l'immense vitalité mass-médiatique, et être moderne signifie un effort effréné pour être à jour, être conforme, être encore plus conforme que les conformes. La modernité a revêtu la robe du kitsch."

Le roman sombre, et avec lui une certaine conception de la modernité, pour laisser place au kitsch. Et cet envahissement du kitsch, c'est un peu un dessèchement moral, intellectuel, spirituel. Le roman était, sinon la preuve que nous existions, avec nos rêves, nos envies, nos désirs propres, du moins la preuve que nous tentions d'exister de façon autonome, loin des préjugés, des habitudes, des routines. Si le roman meurt et si à la place ne subsistent que la télé, la publicité et le divertissement disneylandisé, le risque est que nos mots et nos imaginaires ne nous appartiennent plus. Qu'on ne puisse plus penser que comme on nous dit de penser. Qu'on ne puisse plus rêver autrement que dans un château de carton pâte dessiné par Barbara Cartland, qu'on ne puisse plus parler qu'avec les mots vides de sens que les publicitaires nous auront laissés, qu'on ne puisse plus rire qu'en respectant le code de la dérision des Guignols ou qu'en plagiant les sinistres rires pré-enregistrés des émissions qui se veulent drôles.

Le roman avait réussi à balayer le catéchisme obligatoire des Eglises ; la fin du roman coïncide avec l'apparition d'un nouveau catéchisme, celui du kitsch post-moderne, du marché célébré, du divertissement obligatoire. Le kitsch est désormais partout : dans la musique easy listening, dans les rayons de librairie sous forme de best sellers, dans les cinémas sous forme de guimauve hollywoodienne, dans les caddies d'Halloween sous forme de citrouilles. Et bien sûr à la télé. Il est partout car il est propagande : on croyait, en avoir fini avec les propagandes brunes et rouges, on se trompait. La propagande renaît, sous des formes d'autant plus efficaces qu'elles sont plus sournoises. Là où le roman introduisait le doute et l'ambiguïté, le kitsch impose sa pensée acidulée, faite de bons et de méchants, de morale bourgeoise agrémentée d'un soupçon d'humanitaire et de droits de l'homme, de fatalité et de superstition. Là où le roman naviguait entre plusieurs vérités, le kitsch nous impose sa Vérité, sa conception de la famille, du bonheur, son impératif de la réussite.

Nous pensions être modernes ; finalement nous ne sommes que kitsch, et nos maîtres à penser sont les Foucault, Dechavanne et Delarue du prime time. De nous autres, pauvres témoins de ce siècle, on pourra dire ce que Patrice Caumon disait de l'agneau : " il ne pense ni n'agit : il gigote, c'est sa praxis". Poil aux cuisses.





Vandale
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