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Le rugueux et le lisse
23/10/2000

Les mondes qui nous ont précédés avaient créé le sage, le chevalier, le héros, l'honnête homme, et même le prolétaire dans toute sa dignité. On leur devait également Aristote et Vermeer, Shakespeare et Michel-Ange, Magellan et Voltaire. Notre monde lui se contentera de produire en grande série ce qu'il faut bien appeler un sous-produit de l'humanité : la classe moyenne. Celle-là même dont Tocqueville avait prédit l'avènement, celle-là même que Flaubert nous avait déjà dépeinte en Bouvard et Pécuchet.

Et l'on avait beau nous avoir prévenus, on avait beau nous avoir répété que l'homme démocratique ne serait pas un héros, et que souvent même il serait médiocre, avouez qu'on tombe de haut. En fait, on ne pouvait sans doute pas imaginer à quel point nos prophètes avaient vu juste : car aujourd'hui, quand on nous contemple, nous, la classe moyenne, de supermarchés en stades de foot, ou de plateaux de télévision en salons de coiffure, on s'étonne que l'on ne nous appelle pas plutôt la classe médiocre.

Car la classe moyenne qu'on nous vend aujourd'hui, celle qu'on nous somme de rejoindre, celle qui s'invite dans les émissions de Banal+ ou qu'on met en scène dans les publicités, celle qu'on voit dans les médias ou qu'on croise chez Picard Surgelés, est vraiment pathétique dans ses efforts pour gommer, à l'aide des crèmes du même nom, le peu d'aspérité qui lui reste. Pathétique également dans ses tentatives pour ressembler aux images des magazines, jusqu'à en adopter la texture, celle du papier glacé.

Les temps anciens étaient durs, rugueux et nos ouvriers en étaient sans doute les derniers témoins. Notre époque dominée par la classe moyenne sera lisse, et même obsédée par le lisse. Lisse la peau, puisqu'à coup de crèmes, de liftings et de chirurgie, il faut à tout prix effacer les traces du temps qui disent que l'on a vécu, et tenter ainsi d'abolir les frontières entre les âges. Lisse également la langue, depuis que tout le monde communique avec les mots appauvris du 20 heures. Lisse enfin la pensée, comme si nos cortex avaient été polis par l'érosion des vents médiatiques et publicitaires et par le martèlement de la pensée Minc-Duhamel. On disait autrefois que tout était bon dans le cochon : désormais, on dira que tout est lisse dans la classe moyenne. Rugueux, nous étions asservis à nos passions, grandes et petites, pour le meilleur et pour le pire ; devenus lisses, nous nous contenterons de paraître et de consommer, et c'est déjà bien assez.

Ce n'est pas qu'on regrette les temps anciens, ceux où l'héroïsme se façonnait à coup d'épée sur cotte de maille, où la fidélité jurée préparait la trahison future et où l'amour courtois s'accommodait de la répudiation des femmes. Les temps aujourd'hui sont bien plus confortables, plus pacifiques et ce serait faire preuve d'un romantisme bien abstrait, un peu déplacé, que de préférer ces siècles de fer, de sang et d'ignorance à notre époque si douce.

Et pourtant... Si l'alternative se résume désormais au choix entre l'héroïsme dans le sang d'un côté et le consumérisme dans le rang de l'autre, entre être archer de Charles IX ou webmaster chez Libertysurf, entre "Montjoie Saint-Denis" et "Mon choix mon caddie", on comprend alors combien est tragique notre condition humaine. Et l'on se dit qu'effectivement il est peut-être temps que la Fin de l'Histoire arrive…

Vandale
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