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glou glou

Notre bureau
20/09/2001

Cette année, dans notre bureau, il y a déjà eu deux morts. Georges et André, ils s’appelaient. Il faut dire, ils n’étaient plus très jeunes, et surtout, ils regardaient beaucoup la télévision ces derniers temps. Je les connaissais assez mal. C’est-à-dire, André, surtout, je le connaissais assez mal. Je n’avais guère croisé son regard qu’une petite dizaine de fois, il était pourtant là depuis plus de vingt ans et moi, j’ai sept ans d’ancienneté dans notre bureau. En revanche avec Georges, bon, nous avions déjà échangé quelques recettes de cuisine. C’est que Georges était très bon cuisinier. Alors comme ça, de temps en temps, lorsque je n’avais pas envie de regarder la télévision, et que je désirais manger autre chose qu’un plat surgelé, et bien je prenais des recommandations auprès de Georges. Ses yeux brillaient alors d’un éclat que nous ne lui connaissions pas, au bureau.

Hier, je mangeais son rôti de veau, à Georges, et ce matin, j’arrive, je le croise dans le couloir – pas un mot, rien. Comme habituellement, il me retourne tout de même mon salut, bon, je me suis inquiété un peu. Et puis j’ai entendu une espèce de bruit sourd, comme un pouf vraiment très étrange. C’était le corps de Georges qui venait de percuter le ciment du parking qui s’étend au pied de notre immeuble ; comme notre bureau est au quatrième étage, Georges n’avait pas une chance de s’en sortir.

Dans notre bureau, il y a toutes sortes de personnes, mais peu de femmes en général. En fait de femmes, il n’y a guère que les deux sœurs Astrud. Leur bureau est à quelques mètres du mien. Elles sont assises l’une en face de l’autre et se jettent de temps à autre des regards complices – surtout lorsque l’un d’entre nous se met à pleurer, à vrai dire. Alors même, c’est un petit son aigu et à peine perceptible qui fait vibrer leur corps au même rythme, véritablement en cadence : vrai, on croirait qu’il n’est qu’un seul et même corps qu’agite ce rire sifflet. Je les vois bien, les deux sœurs, de là où je suis, parce qu’elles sont dans mon champ visuel. Je n’ai qu’à lever la tête pour les apercevoir. Elles arrivent le matin déjà très tôt, vers sept heures, et repartent à des heures pas possibles. Ils leur arrivent même de coucher sous leur bureau. J’ai essayé une fois de leur adresser la parole. A peine avais-je ouvert la bouche qu’elles s’étaient déjà esquivé en courant ; j’ai essayé de les rattraper mais elles ont pressé le pas et m’ont semé dans les couloirs qui jouxtent notre bureau. Elles ont le même comportement avec tous les autres hommes.

Ce n’est pas que notre bureau soit très grand ; il est même franchement étroit si l’on considère le nombre de personnes qui y travaillent.

Outre les deux sœurs, il y a Michel. Michel est une personne extrêmement sensible. Lui pleure plus souvent que les autres. Le matin, en arrivant, il n’est même pas rare de l’entendre geindre. « Je n’ai pas envie de travailler, je m’ennuie ici, pourquoi faut-il que j’y passe ma vie ? » parvient-il à articuler au milieu des hoquets qui soulèvent sa poitrine au rythme régulier des pleurs. Michel est tout maigre, ce qui est étrange puisqu’il mange toute la journée. Son tiroir est d’ailleurs rempli de friandises et ce qu’il préfère, Michel, ce sont les Menthos pomme. Les Menthos pomme, il s’en saisit généralement après avoir jeté un coup d’œil inquiet à droite et à gauche afin de s’assurer que personne ne l’ait vu. Cependant, comme son bureau est juste derrière le mien, moi, je le vois dans le reflet de mon écran. Il se penche par terre, fait mine de livrer son esprit aux pensées, de siffloter ou de lasser ses chaussures ; en réalité, il ouvre son sac, y plonge sa grande main de singe et en ressort une grande poignée de bonbons. Subrepticement, il avale tout ça en collant, dans un geste final, la paume de sa main contre sa grande bouche ; lorsque l’étau de ses mâchoires se resserre machinalement, provoquant l’écoulement de la salive mêlée de sucres et d’excipients le long de son œsophage, son corps est pris de frissons. « C’est plus des mâchoires que t’as, c’est des mandibules Michel ! » lui crie parfois son voisin Arnofle. Michel le regarde alors avec l’espèce de dépit de celui qu’on démasque ; il se fait souvent démasquer.

Arnofle habite notre bureau depuis plusieurs années. Il a de grandes cernes et il sent mauvais. Cependant, il est assez bien vu par notre chef. Le chef, il a comme certains égards envers Arnofle, parce qu’il est rapide et tient souvent ses engagements. Pour se détendre un peu, il arrive qu’Arnofle se gratte le derrière avant de se frotter le nez, alternant deux bruits singulièrement différents, l’un sourd et vraiment très rapide, l’autre lent et doux. Il frappe aussi sa table à intervalles réguliers et raccroche son téléphone toujours très fort même lorsque rien ne l’horripile dans la conversation qu’il vient de tenir. Arnofle n’est pourtant pas un mauvais homme ; je ne le déteste pas.

Pour finir, dans notre bureau, il y a Bertrand. Bertrand est arrivé dans notre bureau hier, tout frais sorti de l’école, et il n’a pas encore de table où s’installer. A vrai dire, personne ne sait où notre chef trouvera la place de lui en installer une. Je ne puis encore rien dire sur lui, bien qu’il me semble un peu insouciant. Ca a beau être normal, pour un petit jeune, il faut bien qu’il sache que toute insouciance de sa part ne serait malheureusement payée que de rappels à l’ordre secs et souvent extrêmement pénalisants, des rappels à l’ordre prodigués par notre chef Jean-Claude. Oh, moi aussi, au début, lorsque je me suis établi dans notre bureau, le premier jour, j’ai cru que tout ce qu’on nous avait raconté sur le monde des bureaux n’était que balivernes.

Pourtant, par exemple, cette semaine encore, j’ai dû travailler soixante quatorze heures, sans compter qu’il faudra sûrement revenir dimanche. Nous avons appris ça hier. C’est Jean-Claude qui est arrivé dans le bureau, les lèvres figées en un sourire qui contrastait avec la nervosité de son regard. Il se grattait doucement le bras, ce qui produisait un son vraiment très léger, comme un « frrrrr.. frrrrr » qui soulignait, lancinant, le discours qu’il nous a tenu. Il nous a dit, comme ça : « Il faudra travailler dimanche. Les affaires sont tendues, il faut veiller au grain. Vous n’êtes pas obligés de venir, bien évidemment. Cependant, sachez que c’est préférable pour nous comme pour vous. » Ensuite, bon, il a ajouté deux ou trois choses, je ne sais plus trop quoi, avant de s’effacer discrètement. Nous sommes tous restés figés. Michel s’est mis à pleurer, et ça a été le tour d’Arnofle. Je n’ai pas pu m’en empêcher non plus, et les deux sœurs, elles en ont même perdu leur sourire.

Comme Georges s’est suicidé ce matin, en se jetant sans un cri par la fenêtre de notre bureau, et qu’André avait fait de même voilà deux mois, je crois que Jean-Claude va pouvoir mener à terme son projet de clouer les fenêtres. En un sens, c’est mieux, quoique j’ai un peu peur des lourdes chaleurs de l’été – elles sont à peine supportables dans notre bureau.

Dans notre bureau, ce matin, personne ne pleurait. Michel avait même le sourire. A vrai dire, moi non plus, je n’étais nullement secoué par les sanglots. J’étais même un peu excité. Chaque fois qu’il y a un mort, dans notre bureau, c’est la même chose. Je pense qu’au fond, ça nous rassure de penser qu’on en est tout de même pas au point de Georges. Il faut dire, nous sommes tous beaucoup plus jeunes.

Mais avec tout cela, je n’ai pas encore pris mon café. Il est grand temps car mes paupières s’alourdissent. J’ai même un petit creux. Il faudra que je demande à Michel de me vendre une friandise.

L-F Ostrup
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