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glou glou

L'artiste du dimanche
06/09/2001

Je suis un artiste du dimanche. La semaine, je travaille dans un bureau, le samedi, je fais les courses. Le dimanche, je pratique toutes sortes d’arts. Je voudrais d’ailleurs les connaître tous ; il n’y en a pourtant aucun auquel je me consacre entièrement.

Il n’est pas un jour où je ne rêve de devenir en même temps Miles Davis, Picasso ou Dostoïevski. En réalité, je sais bien que jamais je ne serai ni Dostoïevski, ni Picasso ni Miles Davis. Parfois, je me dis simplement que je deviendrai moi-même, et alors, je suis tout honteux parce que de dire une chose pareille, c’est déjà ne rien dire, mais le penser, c’est même tout à fait grotesque. Cependant, je sens bien que le plus probable, en définitive, c’est que je ne deviendrai rien du tout et ça, ça me fait un peu frémir. Vrai, lorsque j’en viens à penser que je pourrais très bien me retrouver avec mes rides, mes douleurs intercostales, ma prostate et mon cercueil sans rien d’autre, sans œuvre, sans notoriété, rien, rien du tout, j’ai même envie de pleurer.

Je suis un artiste du dimanche. La semaine, au bureau, mes collègues me lancent toutes sortes de brocards ; en me voyant, ils ricanent. Ils se moquent de moi depuis que je leur ai annoncé que mon succès était pour bientôt. Certains sont si stupides qu’ils n’ont pas compris que ce n’était là qu’humour de ma part. Aussi bien, comment pourrait-il en être autrement ? Lorsque je parviendrais à produire quelque chose qui me plût, qui s’y intéresserait ? J’ai maintenant cinquante ans, et je n’ai jamais été capable de produire quelque chose d’importance. Il y a bien, empilés sous le lit, quelques tableaux d’assez bonne facture qu’il m’est arrivé de peindre voilà quelques années. Ils représentent divers sujets ; mais que ce soit une femme étendue au bord d’un lac, un contre jour dans un feuillage ou, que sais-je encore, un massif de fleurs aux papillons, rien de tout ça ne me plaît. Il y a aussi mon groupe de jazz, enfin, mon big-band de jazz. Je joue dans un big-band, je suis troisième trompette. Je maîtrise assez la partition, mais je ne suis tout de même pas celui qu’on remarque dans l’orchestre. Et puis, il y a les textes. A vrai dire, ça aussi, bah, ce n’est rien, rien du tout ; même, bon, je peux le dire, ce ne sont que des débuts – des débuts de romans, des débuts de nouvelles. C’est que, jusqu’ici, il ne m’est venu à l’esprit aucune histoire digne d’être écrite. Alors lorsque de temps en temps, je m’installe à la table et que je commence à écrire, c’est chaque fois un galimatias différent ; faute de scénario, la plume me tombe généralement des mains au bout de deux, trois pages.

J’ai cinquante ans ; aujourd’hui, c’est dimanche, j’écris pour oublier que demain matin, il faudra que je me lève très tôt pour aller dans un bureau où je n’occupe aucune fonction particulière. Parfois, je me demande si tous ces arts, je ne les pratique pas par pure vanité. Mes collègues n’ont pas besoin de ça, ils vivent même très bien en faisant du sport le dimanche.

Au fond, l’endroit où je passe le plus clair de mon temps, c’est le bureau. Je devrais me cantonner à des activités de bureau, des loisirs de bureau. Le soir, je rentrerais en paix, sans désir, sans rien que la télé et le catalogue Ikea. C’est vrai, puisque je ne suis rien, pourquoi ne pas m'en contenter ?

Mais hier matin, j’ai reçu, le diable sait pourquoi, le dernier catalogue Ikea ; un faux mouvement et il en est venu à m’échapper des mains. Il gisait sur le parquet, ouvert à la page 17. En me penchant pour le récupérer, j’y ai lu ceci : « Le cinéma chez soi, c'est bien aussi. Chez nous la télé est tout sauf discrète mais ceux qui n'ont pas envie de voir le film peuvent toujours lui tourner le dos et surfer sur www.Ikea.fr, par exemple. Les grandes familles c'est sympa, on ne s'y ennuie jamais! D'un autre côté, on a tous besoin d'un peu d'intimité à un moment ou un autre, pour écouter le dernier Lisa Ekdhal dans la buanderie. par exemple.»

C’est sûr, dimanche prochain, je me mets à la photographie.

L-F Ostrup
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